Le grand entretien avec Clara Marchaud

© Clara Marchaud

Le 24 février 2022, l’invasion russe a bouleversé la vie de millions d’Ukrainiens. La journaliste française Clara Marchaud vivait à Kiev lorsque la guerre a éclaté. Depuis presque trois ans, elle couvre pour divers médias français un conflit qui s’est enlisé et fait rage autour de lignes de front à l’est et au sud du pays. Dans son deuxième ouvrage Un si long mois de février, elle s’éloigne de l’approche journalistique pour aborder une dimension plus intime de la guerre, celle de la vie quotidienne. À travers son expérience et plusieurs témoignages, elle raconte le choc de l’invasion, la peur qui s’installe et une bataille de chaque instant pour retrouver des repères au milieu du chaos.

COMMENT VOUS EST VENUE L’IDÉE DE CE LIVRE ?

Un an après l’invasion, j’ai commencé à avoir l’impression que l’écriture journalistique ne suffisait pas pour traduire la réalité du quotidien de la guerre. En croisant ma propre expérience avec différents témoignages, j’ai voulu proposer un récit plus incarné et intime, loin des idées reçues. L’Ukraine est un pays comme le nôtre où des millions de personnes qui allaient à l’école, au travail, au concert le soir ou boire des verres, se sont retrouvés du jour au lendemain plongés dans une guerre qui déshumanise. Je voulais que les lecteurs et lectrices puissent mieux comprendre tous ces Ukrainiens et Ukrainiennes qui traversent une guerre totale depuis presque trois ans et se mettent à leur place en se demandant : et si ça m’arrivait, à moi ?

VOUS SOULIGNEZ LE BOULEVERSEMENT DES REPÈRES EN TEMPS DE GUERRE, EN PARTICULIER LE RAPPORT AU TEMPS…

L’évolution du rapport au temps est apparue comme une question centrale. La guerre vole aux Ukrainiens leur maîtrise du temps, en les contraignant à vivre uniquement dans le présent et dans un état d’hypervigilance permanent. Toute décision est suspendue à la situation sécuritaire, aux pénuries d’énergie ou alimentaires, aux risques de bombardements. Est-ce qu’il y aura de l’électricité cet hiver ? Est-ce que telle ville sera occupée ? Tel hôpital risque-t-il d’être attaqué ? Dans cette temporalité différente, tous les paradigmes changent : les relations, les émotions, le rapport au corps, aux sens, aux sons. Dans les zones proches de la ligne de front par exemple, un enfant de huit ans est capable de dire si le bruit qu’il entend provient de l’artillerie ukrainienne ou russe, ou s’il s’agit d’un drone. C’est un moyen de survivre.

La guerre vole aux Ukrainiens leur maîtrise du temps, en les contraignant à vivre uniquement dans le présent

QUELS SONT LES EFFETS SUR LA SANTÉ PSYCHIQUE ?

Les besoins en aide psychologique sont immenses, qu’on parle de stress post-traumatique, de la détresse des soldats sur le front ou démobilisés, de la souffrance des familles dans l’attente, de ceux et celles qui ont perdu un proche… Un sondage a montré récemment que 80 % des Ukrainiens ont perdu une connaissance à cause de cette guerre. Il y a aussi des dégâts neurologiques durables liés à l’exposition constante au stress. Dans ce genre de guerre de très haute intensité, le danger peut surgir de partout et paradoxalement, une certaine accoutumance à ce stress s’installe. Sans oublier les risques d’arrêts cardiaques et les problèmes de tension qui ont augmenté et qui ne sont pas toujours pris en charge faute de suivi et d’accès aux soins.

QU’OBSERVEZ-VOUS JUSTEMENT DEPUIS DEUX ANS QUANT À L’ACCÈS AUX SOINS ET À LA SANTÉ ?

La guerre a aggravé des problèmes de prévention et d’accès à la santé qui étaient déjà là. Les soins coûtent cher et la population est appauvrie, notamment les personnes âgées qui constituent une grande partie de la société ukrainienne. Il y a aussi énormément d’attaques russes visant des hôpitaux, dont récemment l’hôpital Okhmatdyt, la plus grande clinique pédiatrique d’Ukraine qui accueille de nombreux enfants souffrant de cancer. Les attaques contre les lieux de soins obligent les soignants à se déplacer même si les ambulances et les travailleurs médicaux sont aussi pris pour cibles au mépris du droit humanitaire international. De manière générale, la guerre a exacerbé des besoins de santé que le système en place ne peut plus gérer.

SI LE RAPPORT À L’AVENIR CHANGE, VOUS TÉMOIGNEZ POURTANT D’UNE ENVIE DE CONTINUER À VIVRE ENVERS ET CONTRE TOUT ?

Avec la guerre, le futur semble inaccessible. Mais je crois qu’après trois ans, les gens se disent qu’on ne peut pas mettre tout sur pause et arrêter de vivre. Les Ukrainiens continuent à se marier, à faire des enfants, à avoir des projets pour l’avenir. D’autant plus qu’il y a une tendance chez certains à dire : je vais peut-être mourir demain, mieux vaut faire ce que j’ai envie de faire aujourd’hui. Avec le risque permanent de tout perdre, on chérit davantage ce que l’on a.