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En cours de lecture Le grand entretien avec Didier Fassin et Anne-Claire Defossez
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Le grand entretien avec Didier Fassin et Anne-Claire Defossez

Articles 14.03.2024

Frontière naturelle entre l’Italie et la France, les Alpes forment un redoutable point de passage sur les routes migratoires. Un obstacle de plus pour les exilés, entre l’Europe où ils accostent déjà largement éprouvés, et celle où ils espèrent enfin écrire leur avenir. C’est là que pendant cinq ans, au cours de plusieurs séjours, Didier Fassin, médecin et anthropologue, professeur au Collège de France, et Anne-Claire Defossez, sociologue et chercheuse à l’Institute for Advanced Study de Princeton, ont enquêté sur les enjeux humains et politiques qui se jouent. Sur l’espoir qui demeure et les mécanismes solidaires qui se mettent en place malgré la répression obstinée des forces de l’ordre.

Vous avez choisi comme objet d’enquête une frontière à l’intérieur de l’Europe. Que dit spécifiquement cette frontière des parcours d’exil et des politiques d’accueil ?

ACD : Pour les personnes exilées parties d’Afrique subsaharienne, du Maghreb ou du Moyen-Orient qui ont pu rejoindre l’Italie, après un périple ayant duré des mois, voire des années, ayant survécu à la traversée du Sahara et de la Méditerranée, ayant subi les exactions des polices et des milices armées en Libye ou en Croatie, et qui espèrent rester en France ou poursuivre leur route, la frontière que nous avons étudiée est l’un des deux points de passage principaux au travers des Alpes, l’autre étant plus au sud, vers Menton.

DF : Elle avait en principe disparu avec les accords de Schengen en 1993 pour les Européens, mais elle a été rétablie et renforcée au lendemain des attentats terroristes de 2015. Cependant loin de répondre à une nécessité sécuritaire, la fermeture de la frontière puis sa militarisation progressive ont servi à trier les personnes jugées indésirables, non pour les risques qu’elles représenteraient, mais pour ce qu’elles sont, à savoir des exilés qui n’ont ni la bonne couleur de peau ni la bonne religion. Ce que, par contraste, l’accueil bienveillant et massif des personnes fuyant la guerre en Ukraine a mis en lumière.

Loin de répondre à une nécessité sécuritaire, la fermeture de la frontière puis sa militarisation progressive ont servi à trier les personnes jugées indésirables.

La répression policière exercée à l’encontre des exilés et des acteurs solidaires est qualifiée de chasse à l’homme. Comment s’exerce-t-elle ?

ACD : Dans la montagne, depuis l’arrivée de renforts militaires en 2018, le harcèlement des exilés qui tentent de franchir la frontière les oblige à emprunter des chemins ardus et dangereux, notamment en hiver, dans le froid et la neige. Les forces de l’ordre se cachent pour les surprendre lors de leur passage et se lancent à leur poursuite au risque de provoquer des accidents. Parmi les treize personnes retrouvées mortes à la suite de chutes ou de noyades, plusieurs sont ainsi décédées dans ces circonstances.

DF : Les bénévoles qui viennent en aide aux exilés dans la montagne pour les mettre à l’abri sont eux aussi harcelés par les forces de l’ordre, systématiquement contrôlés, fréquemment verbalisés, souvent pour des motifs futiles voire ubuesques, telle une amende pour tapage nocturne supposément causé par le claquement de portières d’un véhicule f loqué Médecins du Monde. En fait, il s’agit de pratiques d’intimidation, souvent basées sur des accusations mensongères, alors même que l’action des maraudeurs est protégée par le principe constitutionnel de fraternité et, pour les soignants, par le devoir d’assistance.

Quelles infractions aux droits des personnes exilées avez-vous constaté ?

ACD : Les personnes exilées interpellées lorsqu’elles tentent de franchir la frontière se voient systématiquement notifier un refus d’entrée. Même celles qui disent vouloir demander l’asile. Elles bénéficient rarement des services d’un interprète lorsqu’elles ne parlent ni ne comprennent le français. Elles devraient pouvoir appeler un avocat ou leur consulat, ce qui ne leur est jamais proposé. Les mineurs non accompagnés, s’ils sont aujourd’hui le plus souvent adressés aux services départementaux de la protection de l’enfance, l’État ayant été condamné à plusieurs reprises pour les avoir refoulés, sont encore parfois renvoyés en Italie, leurs documents d’identité étant même falsifiés pour les vieillir.

Quelles sont les atteintes à l’accès aux soins les plus frappantes ?

DF : Nous avons constaté que des personnes âgées, malades, invalides ou ayant fait un malaise étaient parfois reconduites côté italien, de même que des femmes enceintes parvenues au terme de leur grossesse et disant présenter des contractions. Mais les obstacles mis à l’assistance médicale et même au transport de patients vers l’hôpital par Médecins du Monde sont aussi des atteintes à l’accès aux soins.

Comment expliquez-vous la capacité de résistance des exilés dans ce contexte répressif ?

ACD : Les raisons de l’exil, qu’il s’agisse de persécutions, de misère ou même d’absence de toute perspective d’avenir, sont si impérieuses, les souffrances endurées et les sacrifices consentis si importants qu’un retour en arrière leur est impossible. Ils font preuve d’une persévérance, d’un courage, d’un esprit d’initiative et d’un sens de l’entraide remarquables.

DF : Et sur leur route, ils rencontrent des manifestations de solidarité de la part d’associations, d’églises, de citoyens qui les aident à affronter les tribulations du voyage. C’est le cas à Briançon où le tissu solidaire est impressionnant.

Nos combats

Né en 2017, le programme migration de Médecins du Monde à la frontière transalpine vient en aide aux personnes exilées qui tentent de rejoindre la France.

La militarisation de la frontière, qui s’est accentuée en septembre 2023 avec le renforcement des effectifs des forces de l’ordre, impose une pression et des prises de risques plus grandes. À l’occasion de la 10e journée mondiale de « commémor’action » pour les morts aux frontières, le 6 février, Médecins du Monde et ses partenaires ont lancé la campagne Migrer pour vivre, pas pour mourir. « Nous avions loué 20 grands panneaux publicitaires de Briançon, explique Isabelle Lorre, coordinatrice du programme de Médecins du Monde. Les affiches ont été imprimées et envoyées mais le service juridique de la régie publicitaire a finalement considéré que c’était trop politique. » Une censure qui n’a en rien entamé la motivation des associations et collectifs solidaires qui ont organisé une semaine de mobilisation pour porter la parole des victimes et de leurs familles.

Enjeux

Réduction des risques physiques et psychiques liés à la traversée de la frontière.

Nos actions

  • Unité mobile de mise à l’abri : maraudes pendant la saison hivernale, de novembre à mai, en partenariat avec le collectif Tous migrants.
  • Accès aux premiers soins et espace d’écoute, en coordination avec la Pass (permanence d’accès aux soins) de l’hôpital au refuge solidaire de Briançon.
  • Observation à la frontière avec l’Anafé, l’association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers, afin de documenter les arrestations et dénoncer les violations de droits.

À lire !

L'exil, toujours recommencé de Didier Fassin et Anne-Claire Dufossez.
Éditions du Seuil

Œuvrant bénévolement auprès des acteurs solidaires de la frontière transalpine, Didier Fassin et Anne-Claire Dufossez ont construit une analyse édifiante sur cette montagne qui « oppose […] sa résistance à l’ignorance et à l’arrogance des êtres humains ». Leur ouvrage abonde en témoignages saisissants sur l’extrême nécessité qui préside au choix de l’exil, sur la criminalisation de la solidarité, sur la pression policière, les violations de droits, l’entêtement à harceler, arrêter, refouler pour décourager. En vain.

L’enquête éclaire un phénomène migratoire local aux larges échos géopolitiques. Elle offre aussi, à celles et ceux qui ne survivent pas aux dangers auxquels on les accule, un tombeau. Et rappelle que derrière les chiffres et les effets de manche aux relents xénophobes il y a l’autre, son histoire, ses espoirs, son nom.