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Bordeaux : Les invisibles de la livraison

Articles 02.07.2024

© Djéné Diané

Dégradation des conditions de travail, accès restreint au droit commun et à la santé, conditions de vie insalubres : nombreux sont les obstacles sanitaires et sociaux auxquels sont confrontés les livreurs des plateformes numériques. À Bordeaux, Médecins du Monde propose des permanences de soins et de médiation en santé à ces travailleurs précaires. Pour rendre visibles les invisibles de la livraison à domicile.

  • 8 000

    livreurs en métropole bordelaise

  • 75 %

    des livreurs livrent au moins six jours par semaine

8 000

livreurs en métropole bordelaise

75 %

des livreurs livrent au moins six jours par semaine

Il est déjà 15 h quand les premiers vélos se garent devant le 14 rue du Fort-Louis. « Normalement on ouvre de 14 h à 19 h, mais les livreurs sont obligés de faire des courses plus nombreuses car les plateformes paient de plus en plus mal. La rémunération au kilomètre est opaque et varie entre 1,30 et 1,60 euros », explique Jonathan L’Utile Chevalier, coordinateur de la Maison des livreurs de Bordeaux.

Dans cet espace de 70 m2, divisé en un petit salon, une cuisine, un espace de consultation et un local pour réparer leurs vélos, entre 20 et 50 livreurs passent chaque jour. Après avoir partagé un repas, certains enchaînent les parties de baby-foot, d’autres font une sieste dans le canapé, écoutent de la musique ou en profitent pour effectuer des recherches sur l’ordinateur mis à leur disposition à cet effet. Une ambiance chaleureuse et familière règne. Différentes langues se mélangent, dont le Malinké et le Bambara. « Beaucoup de livreurs sont originaires d’Afrique de l’Ouest mais ils viennent aussi du Maghreb et d’Afghanistan », précise Claire Dugleux, coordinatrice du programme « travailleurs et travailleuses précarisés » de Médecins du Monde.

Donipré est un habitué du lieu. Ce jeune Ivorien de 22 ans à l’allure athlétique affiche un sourire à toute épreuve. Arrivé en France en 2021, il a commencé la livraison il y a près de deux ans. Un métier dangereux et épuisant. : « Généralement je commence à travailler vers 12 h et je finis vers 23 h. Quand je rentre le soir j’ai mal partout à force d’avoir pédalé toute la journée. La Maison des livreurs nous permet de faire une pause. Quand elle n’existait pas on était obligés de rester dehors entre les livraisons même pendant les intempéries. Ici, on peut se reposer, voir un médecin, et se faire accompagner dans nos démarches administratives. D’ailleurs, c’est ici que j’ai eu ma carte pour accéder à l’aide médicale de l’État. »

Un lieu ressource

L’idée du projet a germé quand Médecins du Monde a rencontré ces livreurs dans le cadre de différentes activités dans les squats et bidonvilles de la métropole de Bordeaux. « Ils nous ont expliqué que leurs conditions de travail dégradées jouent un rôle sur leur santé. Certains livrent plus de dix heures par jour, n’ont pas accès à des sanitaires, n’ont pas de temps de pause et portent des charges très lourdes. Tout cela peut induire des troubles urologiques, musculosquelettiques et/ou psychologiques, explique Claire Dugleux. Notre équipe bénévole intervient à la Maison des livreurs le mercredi et le vendredi après-midi. Ici, on leur propose de voir un médecin généraliste, un kiné, de discuter avec une psychologue et on peut aussi les accompagner dans leurs démarches administratives. Nous faisons également des maraudes pour les livreurs qui sont plus éloignés afin de permettre au plus grand nombre un accès aux soins et aux droits », poursuit-elle.

Médecins du Monde travaille aujourd’hui en collaboration avec divers acteurs associatifs auprès des livreurs. Faustine et Rayssa, animatrices en santé communautaire pour l’association AIDES, interviennent une fois par mois à la Maison des livreurs et proposent des tests rapides d’orientation diagnostique (TROD) pour détecter le VIH et les hépatites : « Cette structure est intéressante car elle nous permet de nous adapter au rythme de vie des livreurs et d’intervenir sur leur moment de pause. La prévention est essentielle, par exemple beaucoup ne savent pas qu’en partageant une simple lame de rasoir, on peut transmettre l’hépatite B ou C. » Beaucoup vivent en squat ou dans la rue et la promiscuité comme le partage de matériels d’hygiène favorisent la transmission de certaines maladies.

 

Ici, on leur propose de voir un médecin généraliste, un kiné, de discuter avec une psychologue et on peut aussi les accompagner dans leurs démarches administratives.

Une halte où l’on fait communauté

Les livreurs sont aujourd’hui tellement habitués au lieu que le samedi, il est auto-géré par ces derniers. Khalifa Koeta, cofondateur de la Maison des livreurs, est de ses pairs investis dans le projet. Cet ancien livreur aujourd’hui très mobilisé pour l’amélioration des conditions de travail de ses collègues décrit le rôle fédérateur du lieu dans leurs combats. « Nous organiser ici nous a permis d’échanger sur notre quotidien et de constater qu’au-delà de nos différences, nous sommes une communauté de travailleurs unis pour les mêmes revendications. Arrivés en France, beaucoup d’entre nous vivent une désillusion. Nous ne comprenons pas pourquoi l’administration refuse de nous régulariser et pourquoi l’État nous traite comme des parias alors que nous travaillons et ne sommes pas à la charge de la société », explique-t-il, désabusé.

La Maison des livreurs est un modèle qui fonctionne. À Bordeaux, les équipes prévoient d’atteindre 300 adhérents d’ici septembre prochain. Et le dispositif pourrait bientôt voir le jour dans plusieurs villes de France.

  • Djéné Diané

Témoignage Témoignage Témoignage Témoignage Témoignage Témoignage Témoignage Témoignage Témoignage Témoignage

Louise Robinaud, Psychologue Bénévole

Du fait de leur parcours migratoire, mais aussi de leurs conditions de travail et de vie, les livreurs sont polytraumatisés. Ces facteurs génèrent entre autres du stress, de l’anxiété et des troubles du sommeil. Ils sont aussi exposés aux accidents de la route et aux violences physiques et verbales de certains clients et restaurateurs. Malgré tout, beaucoup ne font pas prendre en charge leurs blessures. Il y a plusieurs raisons à cela, notamment la peur de se faire arrêter par la police en allant à l’hôpital, de ne plus pouvoir travailler et de ne pas pouvoir subvenir aux besoins de leur famille restée dans leur pays d’origine. Le peu de transparence de la part des plateformes numériques génère également une angoisse constante. Ils sont toujours dans la crainte de ne plus pouvoir travailler. C’est un cercle vicieux.

La Maison des Livreurs : le lieu qui soutient les livreurs précaires | Reportage